Je navigue régulièrement sur les groupes Facebook d’orthophonie et il m’arrive souvent d’y lire des anecdotes. Très personnelles, elles ont ébranlé les orthophonistes qui les exposent car elles fragilisent le lien qu’ils ou elles ont avec leur patient.
Ce qui les amène à (se) poser une question éthique : ai-je mal agi ?
Détrompez-vous : il ne s’agit pas d’une question morale, sur ce qui appartient au « bien » ou au « mal », mais plutôt du respect d’une règle professionnelle, celle d’agir pour le bien du patient.
Autrement dit : « ce que j’ai fait permet-il un mieux-être présent ou à venir, de mon patient ? »
S’il est facile d’observer sa réaction immédiate pour évaluer le mieux-être présent de notre patient, il apparaît effectivement pertinent de s’interroger sur son éventuel mieux-être futur quand
- le patient réagit immédiatement par du mal-être ;
- son entourage (le parent par exemple) réagit immédiatement ou de façon un peu retardée par du mal-être.
C’est ce deuxième cas de figure, exposé récemment sur Facebook, qui sera la base de notre réflexion aujourd’hui. Je vous le résume. Une orthophoniste, très gênée toute la séance par les ongles noirs de son jeune patient, a demandé en sortant à la maman de s’assurer que les ongles soient propres avant de venir. La maman n’a rien dit sur le moment mais elle a fini par envoyer un SMS pour exprimer son indignation face à ce genre de remarque qu’elle avait trouvée déplacée dans le cadre d’une rééducation orthophonique.
Et vous, comment auriez-vous réagi face à ces ongles noirs ?
C’est à cette question que la plupart des consœurs ont répondu, chacune avec ses valeurs, souvent pour excuser les ongles noirs ( « il vaut mieux un enfant qui joue dans la terre plutôt qu’à la console avant de venir », « moi ça ne me dérange pas »).
Mais la question n’est pas là car
- il ne s’agit pas de juger des valeurs de l’orthophoniste concernée ;
- il s’agit de savoir comment agir lorsque mes valeurs de thérapeute ne sont pas celles du parent.
La question qu’on se pose alors serait : dois-je considérer qu’il est de mon devoir d’inculquer ces valeurs que je juge meilleures pour l’enfant ou me taire pour respecter les valeurs des parents de mon patient ?
Ni l’un ni l’autre si on suit ce que nous dicte la posture du Partenariat Patient.
Rappelons d’abord que la relation thérapeutique qui s’instaure dans ce cadre suit les principes formulés dès les années 1940 par Carl ROGERS via son Approche Centrée sur la Personne (1).
Avant toute chose, il s’agit d’après lui de respecter la personne dans sa globalité, c’est à dire avec un regard tourné vers elle sans jugement, « avec un regard positif inconditionnel » (2): Geneviève ODIER nous rappelle que le latin « respicere » signifie « voir vers », et a donné « respectum » signifiant « avoir de l’égard, de la considération pour quelqu’un (3). Attention : accepter la personne, ce n’est pas valider en réfutant nos propres convictions mais concevoir que le patient vient avec ses valeurs et sa liberté, en étant ce qu’il est ( comme chez McDo d’après la pub 😉 ) C’ est ce respect, cet accueil non jugeant, qui permet le climat propice au changement, la rééducation en ce qui nous concerne : confiance du patient en un thérapeute, qui a confiance en son patient, et donc confiance du patient en lui-même.
Alors soyons clairs : non, on ne dit pas à son patient « vous devriez… » ni même « je veux que… » Mais je vous rassure, je suis faite comme vous, il arrive que ça m’échappe !
Quoi de plus naturel ? D’ailleurs papa Carl (ROGERS) l’avait théorisé : il serait illusoire de penser qu’on n’oriente jamais notre patient selon nos convictions. Mais ce n’est pas éthique, et j’apprends tous les jours à faire autrement.
Faudrait-il taire alors nos états d’âme, nos valeurs ?
Non. Pour Carl ROGERS, « la congruence » et « l’authenticité » sont des qualités indispensables du thérapeute. Il s’agit d’accorder nos paroles et nos gestes (conscients et inconscients) en verbalisant nos émotions et nos contradictions : « Je sais que cela peut paraître déplacé mais j’avoue que je suis (étonné/gêné etc.) quand vous … ». Cela doit susciter le dialogue et autoriser le patient à exprimer son propre ressenti.
La question devient donc : comment parler de mon ressenti avec mon patient ?
Pour en revenir aux ongles sales du patient, j’aurais pu dans telle situation, en parler à l’enfant -premier concerné par mon éventuelle réaction de dégoût-, lui exposer mon ressenti, lui demander d’où vient ce noir. Peut-être aurions-nous trouvé ensemble une solution pour ne pas le limiter dans ses activités tout en ménageant ma sensibilité pour ne pas interférer dans la rééducation. Ça pourrait être de se laver les mains mais aussi, si c’est de l’encre qui tâche, repousser l’activité de peinture, graphisme etc. après la séance, j’imagine. Après la séance, j’expliquerais au parent le pourquoi de cette discussion et si nous avions trouvé une solution. Si ce n’était pas le cas, le parent pourrait exprimer son propre ressenti et nous chercherions ensemble une solution.
Il convient à chaque fois de démontrer qu’il n’y a pas de jugement envers l’enfant ou son parent, en affirmant que vous savez que ça peut paraître anecdotique, que votre réaction peut paraître disproportionnée, incongrue etc. Cela rassurera le patient sur son droit de ne pas avoir le même ressenti ni les mêmes valeurs que vous. C’est la reconnaissance de cette liberté d’être soi (1e personne) et d’être autre (2e personne) face à des règles, des normes de rééducation servant de référence commune (3e personne) qui constitue véritablement la posture éthique selon Mireille KERLAN (4). Elle reprend en cela le principe du triangle de l’intention éthique de RICOEUR (5).
En somme, nous pouvons maintenant poser la question de départ autrement : dans une situation analogue, sachant que j’ai ressenti un malaise qui m’empêchait de travailler sereinement,
moi, orthophoniste, ai-je agi (1e personne) en partenariat avec mon patient (2e personne) pour continuer à l’aider à avancer sur le chemin thérapeutique (mieux-être présent) et favoriser son autonomie (mieux-être futur) malgré ses difficultés objectivées et dans le cadre défini (3e personne) ?
Dites-moi, cette formulation vous permet-elle de repenser autrement à des situations problématiques ?
- Rogers Carl, L’Approche Centrée sur la Personne, anthologie de textes présentés par Kirschenbaum H. et Land Henderson V., Randin, en 2001.
- ROGERS Carl, Liberté pour apprendre, 1993.
- ODIER Geneviève, Carl Rogers : Etre vraiment soi-même, 2012.
- KERLAN Mireille, Ethique en orthophonie : le sens de la clinique, 2016.
- RICOEUR Paul, article « éthique » in Encyclopedia Universalis de 1985.